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The Outsider

Nouvelle de H. P. Lovecraft

Je ne peux même pas donner l'ombre d'une idée de ce à quoi ressemblait cette chose, car elle était une combinaison horrible de tout ce qui est douteux, inquiétant, importun, anormal et détestable sur cette terre. C'était le reflet vampirique de la pourriture, des temps disparus et de la désolation ; le phantasme, putride et gras d'égouttures, d'une révélation pernicieuse dont la terre pitoyable aurait dû pour toujours masquer l'apparence nue. Dieu sait que cette chose n'était pas de ce monde - ou n'était plus de ce monde - et pourtant au sein de mon effroi, je pus reconnaître dans sa matière rongée, rognée, où transparaissaient des os, comme un grotesque et ricanant travesti de la forme humaine. Il y avait, dans cet appareil pourrissant et décomposé, une sorte de qualité innommable qui me glaça encore plus.

J'étais presque figé, mais non incapable d'effectuer un effort pour m'enfuir. Je titubai en arrière, sans pour autant parvenir à rompre le charme sous lequel me tenait ce monstre sans voix et sans nom. Mes yeux, ensorcelés par ces orbites vitreuses qui se vrillaient ignominieusement dans les miennes, mes yeux se refusaient à se fermer; certes, et j'en remercie le ciel, la vision qu'ils nie transmettaient était voilée, et, le moment du premier choc passé, je ne distinguais qu'indistinctement cet objet terrible. J'essayai de conjurer cette vision en portant ma main devant mon visage, mais mes nerfs étaient dans un tel état que mon bras ne répondit qu'imparfaitement à ma volonté. Cette tentative me fit à moitié perdre l'équilibre et je basculai en avant et trébuchai de plusieurs pas pour éviter de tomber. Je me rendis soudainement compte, dans un moment d'agonie, que la répugnante charogne était à quelques centimètres de moi ; il me semblait en entendre la sifflante et caverneuse respiration. Presque fou, j'eus encore la force de tendre le bras pour écarter la fétide apparition si proche de moi, quand, dans une seconde où les cauchemars du cosmos rejoignirent les accidents du présent, mes doigts entrèrent en contact avec la patte pourrissante et ouverte du monstre sous cet encadrement d'or.

Non, ce ne fut pas moi qui hurlai ; tous les vampires sataniques qui chevauchent les vents nocturnes hurlèrent pour moi, en même temps que, dans l'espace de cette même seconde, s'effondrait d'un seul coup sur mon esprit la cataracte, l'avalanche annihilant des souvenirs, et que se rouvrait, à m'en déchirer l'âme, ma mémoire. En cette seconde, je compris tout ce qui avait été; je me souvins de ce qui avait précédé le château effrayant avec ses arbres, et je reconnus l'altier édifice dans lequel je me trouvais, et je reconnus, et rien ne fut plus terrible, l'abominable malédiction qui ricanait devant moi en même temps que je rompais le contact de mes doigts souillés avec les siens.

 

Mais le cosmos recèle aussi bien le baume que l'amertume, et ce baume est le népenthès. Dans l'horreur suprême de cette seconde, j'oubliai ce qui m'avait horrifié, et l'explosion de cette mémoire nocturne s'évanouît dans un chaos d'images, s'estompant en échos toujours plus lointains. Dans un rêve, dans un cauchemar, je m'enfuis en courant de cet endroit hanté et maudit, je courus, rapide autant que silencieux, vers la lumière de la lune. Je retrouvai le cimetière peuplé de marbre, descendis les degrés, mais la dalle de pierre était impossible à ouvrir. Et je ne le regrettai pas, car j'avais haï cet antique château et ses arbres impossibles. Maintenant, je chevauche les vents de la nuit, avec les vampires moqueurs et amicaux, et joue le jour parmi les catacombes de Nephren-Ka dans la vallée secrète et close de Hadoth, près du Nil. Je sais que la lumière ne m'est pas destinée, sauf celle de la lune sur les roches tombales de Neb, et qu'aucune gaieté ne me revient sinon les fêtes sans nom de Nitokfis, sous la Grande Pyramide -, et pourtant dans ma nouvelle condition, dans ma nouvelle liberté, j'accueille presque avec le sourire l'amertume d'être autre.

Car quoique le népenthès ait mis la main sur moi, je sais pour toujours que je suis d'ailleurs, un étranger en ce monde, un étranger parmi ceux qui sont encore des hommes. Et cela je le sais du moment où j'ai tendu la main vers cette abomination dressée dans le grand cadre doré, depuis que j'ai porté mes doigts vers elle et que j'ai touché une surface froide et immuable de verre lisse.

Je suis d'ailleurs

"The Outsider" de H.P Lovecraft

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